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Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. (*)

Par Philippe Masson
Collectif "Plus jamais ça ni ici, ni ailleurs"
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L’obsession du profit qui se traduit par un épuisement incontrôlé des ressources conditionne une dynamique économique suicidaire dont l’explosion de l’usine Grande-Paroîsse-Atofina de Toulouse n’est après tout qu’un symptôme, la manifestation aigüe d’un malaise beaucoup plus grave de notre société. Lorsque le glissement s’est opéré de l’expression "gestion du personnel" à celle de "ressources humaines", nous n’avons pas forcément identifié ce que cela voulait dire.

Ce que l’expression "ressources humaines" traduit, c’est que des personnes humaines puissent être tenues par les donneurs d’ordre pour des ressources au même titre que d’autres : ressources énergétiques, matières premières, etc. De la même façon que l’industrie puise dans les ressources naturelles en négligeant l’environnement, elle exploite qui lui semble utile à ses fins, et ne se soucie ni de la part des individus qui ne seraient ni des ressources exploitables ni des clients potentiels, et encore moins des conséquences sur notre patrimoine naturel commun des rejets des usines. Le résultat dans un contexte de récession tel que nous en vivons un aujourd’hui, c’est le décrochage croissant entre les intérêts de la communauté humaine en général et ceux de sa partie utile au fonctionnement du système de l’économie de production-consommation de masse.

Le problème à long terme, c’est qu’aussi bien l’environnement naturel que notre espèce sont de plus en plus sensibles aux impacts provoqués par le fonctionnement autonome de l’économie des seuls marchés du reste du monde. On le voit bien à Toulouse : tout s’est organisé pour cacher le danger à la population, et continuer à faire fonctionner une machine de production à tout prix. Aujourd’hui les politiciens nous disent que la perte de taxe professionnelle consécutive à la fermeture définitive du site chimique doit être prise en compte dans les choix qui vont s’opérer. N’est-ce pas assimiler à une valeur financière l’existence même des sinistrés avérés ou potentiels ? Ce que l’on veut nous faire croire, c’est à l’idée fausse que l’avenir de la planète et de ses habitants est intimement lié à la prospérité d’un tel système, alors que sa vocation même est l’escroquerie du plus grand nombre et la réalisation de marges bénéficiaires financières maximales sur des ressources souvent non-renouvelables et qui de ce fait comme la vie, en réalité ne devraient pas pouvoir se monnayer avec tant de désinvolture.

Lors de la réunion du SPPPI le lundi 12 novembre 2001, un représentant de l’Etat a invoqué l’idée d’imposer aux industriels de limiter vraiment les risques de leurs activités à l’enceinte des sites de production. Cela ferait sourire si les évennements n’avaient pas si cruellement démontré que personne ne peut désormais porter crédit à d’aussi tardives bonnes intentions. Surtout, elle démontre la complicité des pouvoirs publics et des industriels à vouloir à tout prix opposer le public en général aux salariés de ces entreprises. Car bien entendu confiner le risque à l’enceinte des usines, c’est accepter que la vie des salariés puisse se monnayer, et c’est précisément tout le contraire que nous entendons aujourd’hui contester très haut et très fort.

Ce que tentent de faire les pouvoirs publics et les industriels en posant la question dans les termes d’un débat sur "les risques industriels", c’est à la fois d’occulter la problématique du modèle de société industrielle dans laquelle nous vivons, des responsabilités civiles et pénales des commanditaires du crime que sont les actionnaires de l’industrie, qui ne peuvent prétendre s’ils attendent d’un côté les roses des bénéfices en même temps se soustraire aux épines des moyens par lequels ils les ont acquis, et celle de l’impossibilité de réduire la communauté humaine à des simples facteurs mathématiques.

En effet la dynamique du vivant nous pousse à nous préserver du risque et personne en réalité ne veut compromettre sa survie ou celle de ses enfants pour le seul bénéfice d’une classe de dirigeants de la haute société financière et de la haute fonction publique. Il est est donc prévisible que la farce grossière à laquelle se livrent les élus locaux et nationaux, les experts patentés et leur donneurs d’ordre financiers et industriels, qui vont se réunir en table ronde les 27 et 30 novembre prochains, n’ait pour résultat encore une fois de dépenser l’argent public pour mettre en valeur leur image au détriment de la population dans son ensemble.

Mais à Toulouse restaurer leur image salie est difficilement réalisable. Gageons que cette comédie est plus destinée à endormir les populations du reste de Midi-Pyrénées et du reste de la France. A Toulouse, plus personne n’a confiance dans les bureaucrates qui prétendent agir au nom de populations qui ont dû subir et subissent encore les conséquences de leur négligence de la vie d’autrui. Et la population, réveillée brutalement de sa torpeur, réalise que s’impose un débat de fond où c’est elle qui va devoir choisir et arbitrer sans autre contrainte que celle de préserver l’avenir. Contrairement à un débat qu’on nous propose de tenir à chaud, dans la précipitation et alors que les sinistrés ne sont ni remis du choc et des peines, ni en sécurité chez eux, nous décidons d’entammer une véritable concertation de la base, du commun des gens, de ceux qu’on infantilise et qu’on persiste à ne vouloir "pas affoler" en niant qu’il soit trop tard, voire en donnant l’impression que l’usine Grande-Paroîsse-Atofina n’aurait pas explosé en pleine ville le 21 septembre 2001 à 10 heure 17.

L’avenir nous dira si nous somme nombreux ou non à considérer que l’évennement justifie à lui seul une remise en cause profonde de nos priorités. En effet si nous nous exprimons ici, c’est pour poser une question qui ne sera pas close sitôt les appartements et maisons reconstruits ou réparés et le site chimique de toulouse Sud définitivement démantelé. Nous savons que ces furoncles toxiques, comme de nombreux autres dangers liés à la gestion inconséquente des activités humaines foisonnent à travers le monde, qu’ils existent en milieu rural aussi bien qu’en milieu urbain, qu’à la dissimulation des risques d’accidents s’ajoute une dissimulation constante et tout aussi systématique des rejets de produits nocifs à court et long terme pour notre environnement et celui de nos enfants.

Ce que nous voulons c’est la garantie que les vies humaines et leur qualité prévalent désormais en amont de tous les autres choix. Cela ne peut s’imposer sans mettre en oeuvre deux priorités essentielles : la mise en place d’une véritable démocratie et la promotion par toutes et tous d’une conception humaine de l’idée de progrès.

Ce que les industriels appellent en effet progrès n’est qu’une recette technique, où l’apport en mieux-être général et à long terme est secondaire, où tout l’effort est concentré pour la satisfaction de ceux qui peuvent consommer, souvent au-delà du nécessaire, quand la majeure partie de la population de notre planète n’y peut prétendre. Nous savons bien que si cet accès facile et bon marché aux biens et services de consommation, caractéristique de nos société développées devait se généraliser à l’ensemble de la planète, cela signifierait choisir la contamination définitive de notre environnement et la condamnation sans appel de notre espèce toute entière. Cette conception du progrès n’est donc qu’une illusion. Quand la production dégrade notre environnement et met en danger les climats, les ressources en eau naturellement potable, l’intégrité naturelle du vivant dans sa reproduction, la qualité de l’air que nous respirons, nous considérons que ce progrès-là est un mensonge, et qu’il nous menace tous.

Quand l’emploi massif d’engrais et de pesticides permet de doubler la production agricole nationale, dans le seul but d’exporter des céréales en ruinant les agricultures traditionnelles des pays du sud ; quand dans le même temps grâce à l’énergie bon marché des transports, obtenue aux prix d’un véritable vol de ressources non-renouvelables de la planète, nous importons des productions vivrières industrielles dont l’exploitation pour utiliser des produits interdits ici ruine l’environnement des mêmes pays, de quel progrès nous parle-t-on ?

Où nous aussi allons devoir fournir un gros effort, c’est pour nous opposer à une conception de la connaissance qui se puisse confisquer au nom de l’intérêt financier de quelques uns. Car aujourd’hui, pour le prétexte de justement rétribuer le travail intellectuel, celui des chercheurs ou des artistes par exemple, on nous impose tout un ordre social où l’expression, l’information et l’éducation se retrouvent sous le contrôle de quelques grands opérateurs économiques, qui entretiennent nos peurs et nos appréhensions, et nous persuadent entre autre que la science aura réponse à tout. La mise en place de systèmes d’information, d’éducation et formation accessibles à tous et à tout age est par conséquent indispensable, si nous voulons que demain le partage intégral des responsabilités et des volontés réussise à engager notre collectivité vivante vers un avenir moins sombre que notre présent.

La valeur humaine ne sera toujours vraiment mesurable qu’en nous-mêmes. Et contrairement à l’idée reçue l’histoire foisonne de chercheurs ou créateurs voués corps et âmes à la passion de leurs travaux et qui en très grand nombre n’ont jamais choisi de privilégier leur confort particulier, souvent subissant avec leur familles toutes sortes de viscissitudes. Comme il y a eu des nuées de personnes qui ont dévoué leurs vies à la construction du bonheur de leurs enfants. Et l’anonymat de la plupart de ces personnes démontre sans pour autant réduire la valeur de leurs vies, que le vedettariat ou le culte de la personnalité sont bien loin d’égaler en puissance la généralité et la préhéminence de la bonne volonté des humains. Il n’y a pas de mythe de la foi dans la valeur de la vie : cette vertu intrinsèquement humaine est une réalité que les flagorneurs qui s’expriment au moyen des grands médias dépensent beaucoup d’efforts à tenter de refouler.

Et si aujourd’hui nous n’intégrons intimement pas la relation à la collectivité des personnes des efforts que chacun nous déployons à découvrir le monde, si nous ne progressons pas en acceptant l’idée que construire société qui garantirait à toutes les personnes la meilleure qualité de vie possible est beaucoup plus important que de préserver un certain niveau de pouvoir d’achat pour nous au plan individuel, nous ne transformerons rien. Sans verser dans les illusions collectivistes, il convient de reconnaître que l’individualisme ou la poursuite d’un succès strictement personnel qui se voudrait reconnu et qu’encouragent notre système de société sont sans doute des travers qu’il nous faut chacune et chacun apprendre à identifier en nous-mêmes.

Nous rêvons : nous rêvons d’une société où l’effort quotidien que nous consacrerions à produire, chercher et travailler, serait récompensé par la garantie de voir prospérer tout le monde et non pas quelques pays seulement, où l’existence s’imposant comme un droit, l’accumulation compulsive de richesse financière deviendrait vaine et sans aucune utilité. Nous rêvons parce que c’est indispensable, en face du prétendu réalisme des assassins qui nous demandent de nous montrer parfaits pour avoir droit au chapitre, et en même prétendent tromper tout le monde en changeant en apparence les choix qu’ils n’ont eu de cesse d’entériner pendant des années.

Pour y parvenir, nous devrons paradoxalement non pas comme on nous le suggère à tort nous obséder à l’idée d’avoir chacun ou non une utilité sociale, ceci menant inéluctablement à un modèle inégalitaire, mais au contraire par reconnaissance au caractère sacré de la vie elle-même, accepter la relativité de cette idée d’utilité sociale, accepter l’éventualité de notre inutilité, et nous émanciper ainsi de l’idée d’une valeur humaine qui serait une variable, alors qu’elle est une constante. Si la vie prévaut, il ne peut exister d’exclusion, et ce doit être celle de tous.

C’est par le regard d’autrui et par son apport, par l’échange permanent que le progrès redeviendra un processus constant et insaisissable, et non par ces bloquages et ces confiscations arbitraires que sont les brevets, les droits sur la propriété des procédés, qui en réalité gèlent tout partage accru des connaissances, des informations et par conséquent des responsabilités, immobilisant l’évolution des technologies et les moyens d’équipement pour préserver les marchés des intérêts privés dominants et traditionnels, et ces technologies archaïques dégradant à grande vitesse un environnement dont nous sentons bien atteindre bientôt les limites de tolérance.

Nous rêvons d’une société où le partage du travail soit consenti, où le droit au repos et à la réflexion soient enfin reconnus, forcément au prix d’une participation plus responsable et proportionnelle de chacune et chacun aux tâches que nous avons à tort appris à déléguer à d’autres, qu’il s’agisse aussi bien des tâches pénibles ou prétendument dégradantes dont personne ne veut que de l’arbitrage de nos destins collectifs.

Bref nous rêvons d’un monde où tous nous deviendrions conscients du gouffre effrayant de notre liberté et apprennerions à négocier nous-mêmes avec la peur que nous en avons, plutôt qu’à nous satisfaire de l’idée fausse que nos dirigeants et les puissants de notre société contemporaine nous dominent sans notre consentement.

Philippe Masson

(*) Slogan publicitaire de Rhône-Poulenc, ancien propriétaire du Groupe AZF.

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