Lobsession du profit qui se traduit par un épuisement incontrôlé des ressources conditionne une dynamique économique suicidaire dont lexplosion de lusine Grande-Paroîsse-Atofina de Toulouse nest après tout quun symptôme, la manifestation aigüe dun malaise beaucoup plus grave de notre société. Lorsque le glissement sest opéré de lexpression "gestion du personnel" à celle de "ressources humaines", nous navons pas forcément identifié ce que cela voulait dire.
Ce que lexpression "ressources humaines" traduit, cest que des personnes humaines puissent être tenues par les donneurs dordre pour des ressources au même titre que dautres : ressources énergétiques, matières premières, etc. De la même façon que lindustrie puise dans les ressources naturelles en négligeant lenvironnement, elle exploite qui lui semble utile à ses fins, et ne se soucie ni de la part des individus qui ne seraient ni des ressources exploitables ni des clients potentiels, et encore moins des conséquences sur notre patrimoine naturel commun des rejets des usines.
Le résultat dans un contexte de récession tel que nous en vivons un aujourdhui, cest le décrochage croissant entre les intérêts de la communauté humaine en général et ceux de sa partie utile au fonctionnement du système de léconomie de production-consommation de masse.
Le problème à long terme, cest quaussi bien lenvironnement naturel que notre espèce sont de plus en plus sensibles aux impacts provoqués par le fonctionnement autonome de léconomie des seuls marchés du reste du monde. On le voit bien à Toulouse : tout sest organisé pour cacher le danger à la population, et continuer à faire fonctionner une machine de production à tout prix. Aujourdhui les politiciens nous disent que la perte de taxe professionnelle consécutive à la fermeture définitive du site chimique doit être prise en compte dans les choix qui vont sopérer. Nest-ce pas assimiler à une valeur financière lexistence même des sinistrés avérés ou potentiels ? Ce que lon veut nous faire croire, cest à lidée fausse que lavenir de la planète et de ses habitants est intimement lié à la prospérité dun tel système, alors que sa vocation même est lescroquerie du plus grand nombre et la réalisation de marges bénéficiaires financières maximales sur des ressources souvent non-renouvelables et qui de ce fait comme la vie, en réalité ne devraient pas pouvoir se monnayer avec tant de désinvolture.
Lors de la réunion du SPPPI le lundi 12 novembre 2001, un représentant de lEtat a invoqué lidée dimposer aux industriels de limiter vraiment les risques de leurs activités à lenceinte des sites de production. Cela ferait sourire si les évennements navaient pas si cruellement démontré que personne ne peut désormais porter crédit à daussi tardives bonnes intentions. Surtout, elle démontre la complicité des pouvoirs publics et des industriels à vouloir à tout prix opposer le public en général aux salariés de ces entreprises. Car bien entendu confiner le risque à lenceinte des usines, cest accepter que la vie des salariés puisse se monnayer, et cest précisément tout le contraire que nous entendons aujourdhui contester très haut et très fort.
Ce que tentent de faire les pouvoirs publics et les industriels en posant la question dans les termes dun débat sur "les risques industriels", cest à la fois docculter la problématique du modèle de société industrielle dans laquelle nous vivons, des responsabilités civiles et pénales des commanditaires du crime que sont les actionnaires de lindustrie, qui ne peuvent prétendre sils attendent dun côté les roses des bénéfices en même temps se soustraire aux épines des moyens par lequels ils les ont acquis, et celle de limpossibilité de réduire la communauté humaine à des simples facteurs mathématiques.
En effet la dynamique du vivant nous pousse à nous préserver du risque et personne en réalité ne veut compromettre sa survie ou celle de ses enfants pour le seul bénéfice dune classe de dirigeants de la haute société financière et de la haute fonction publique. Il est est donc prévisible que la farce grossière à laquelle se livrent les élus locaux et nationaux, les experts patentés et leur donneurs dordre financiers et industriels, qui vont se réunir en table ronde les 27 et 30 novembre prochains, nait pour résultat encore une fois de dépenser largent public pour mettre en valeur leur image au détriment de la population dans son ensemble.
Mais à Toulouse restaurer leur image salie est difficilement réalisable. Gageons que cette comédie est plus destinée à endormir les populations du reste de Midi-Pyrénées et du reste de la France. A Toulouse, plus personne na confiance dans les bureaucrates qui prétendent agir au nom de populations qui ont dû subir et subissent encore les conséquences de leur négligence de la vie dautrui. Et la population, réveillée brutalement de sa torpeur, réalise que simpose un débat de fond où cest elle qui va devoir choisir et arbitrer sans autre contrainte que celle de préserver lavenir. Contrairement à un débat quon nous propose de tenir à chaud, dans la précipitation et alors que les sinistrés ne sont ni remis du choc et des peines, ni en sécurité chez eux, nous décidons dentammer une véritable concertation de la base, du commun des gens, de ceux quon infantilise et quon persiste à ne vouloir "pas affoler" en niant quil soit trop tard, voire en donnant limpression que lusine Grande-Paroîsse-Atofina naurait pas explosé en pleine ville le 21 septembre 2001 à 10 heure 17.
Lavenir nous dira si nous somme nombreux ou non à considérer que lévennement justifie à lui seul une remise en cause profonde de nos priorités. En effet si nous nous exprimons ici, cest pour poser une question qui ne sera pas close sitôt les appartements et maisons reconstruits ou réparés et le site chimique de toulouse Sud définitivement démantelé. Nous savons que ces furoncles toxiques, comme de nombreux autres dangers liés à la gestion inconséquente des activités humaines foisonnent à travers le monde, quils existent en milieu rural aussi bien quen milieu urbain, quà la dissimulation des risques daccidents sajoute une dissimulation constante et tout aussi systématique des rejets de produits nocifs à court et long terme pour notre environnement et celui de nos enfants.
Ce que nous voulons cest la garantie que les vies humaines et leur qualité prévalent désormais en amont de tous les autres choix. Cela ne peut simposer sans mettre en oeuvre deux priorités essentielles : la mise en place dune véritable démocratie et la promotion par toutes et tous dune conception humaine de lidée de progrès.
Ce que les industriels appellent en effet progrès nest quune recette technique, où lapport en mieux-être général et à long terme est secondaire, où tout leffort est concentré pour la satisfaction de ceux qui peuvent consommer, souvent au-delà du nécessaire, quand la majeure partie de la population de notre planète ny peut prétendre. Nous savons bien que si cet accès facile et bon marché aux biens et services de consommation, caractéristique de nos société développées devait se généraliser à lensemble de la planète, cela signifierait choisir la contamination définitive de notre environnement et la condamnation sans appel de notre espèce toute entière.
Cette conception du progrès nest donc quune illusion. Quand la production dégrade notre environnement et met en danger les climats, les ressources en eau naturellement potable, lintégrité naturelle du vivant dans sa reproduction, la qualité de lair que nous respirons, nous considérons que ce progrès-là est un mensonge, et quil nous menace tous.
Quand lemploi massif dengrais et de pesticides permet de doubler la production agricole nationale, dans le seul but dexporter des céréales en ruinant les agricultures traditionnelles des pays du sud ; quand dans le même temps grâce à lénergie bon marché des transports, obtenue aux prix dun véritable vol de ressources non-renouvelables de la planète, nous importons des productions vivrières industrielles dont lexploitation pour utiliser des produits interdits ici ruine lenvironnement des mêmes pays, de quel progrès nous parle-t-on ?
Où nous aussi allons devoir fournir un gros effort, cest pour nous opposer à une conception de la connaissance qui se puisse confisquer au nom de lintérêt financier de quelques uns. Car aujourdhui, pour le prétexte de justement rétribuer le travail intellectuel, celui des chercheurs ou des artistes par exemple, on nous impose tout un ordre social où lexpression, linformation et léducation se retrouvent sous le contrôle de quelques grands opérateurs économiques, qui entretiennent nos peurs et nos appréhensions, et nous persuadent entre autre que la science aura réponse à tout. La mise en place de systèmes dinformation, déducation et formation accessibles à tous et à tout age est par conséquent indispensable, si nous voulons que demain le partage intégral des responsabilités et des volontés réussise à engager notre collectivité vivante vers un avenir moins sombre que notre présent.
La valeur humaine ne sera toujours vraiment mesurable quen nous-mêmes. Et contrairement à lidée reçue lhistoire foisonne de chercheurs ou créateurs voués corps et âmes à la passion de leurs travaux et qui en très grand nombre nont jamais choisi de privilégier leur confort particulier, souvent subissant avec leur familles toutes sortes de viscissitudes. Comme il y a eu des nuées de personnes qui ont dévoué leurs vies à la construction du bonheur de leurs enfants. Et lanonymat de la plupart de ces personnes démontre sans pour autant réduire la valeur de leurs vies, que le vedettariat ou le culte de la personnalité sont bien loin dégaler en puissance la généralité et la préhéminence de la bonne volonté des humains. Il ny a pas de mythe de la foi dans la valeur de la vie : cette vertu intrinsèquement humaine est une réalité que les flagorneurs qui sexpriment au moyen des grands médias dépensent beaucoup defforts à tenter de refouler.
Et si aujourdhui nous nintégrons intimement pas la relation à la collectivité des personnes des efforts que chacun nous déployons à découvrir le monde, si nous ne progressons pas en acceptant lidée que construire société qui garantirait à toutes les personnes la meilleure qualité de vie possible est beaucoup plus important que de préserver un certain niveau de pouvoir dachat pour nous au plan individuel, nous ne transformerons rien. Sans verser dans les illusions collectivistes, il convient de reconnaître que lindividualisme ou la poursuite dun succès strictement personnel qui se voudrait reconnu et quencouragent notre système de société sont sans doute des travers quil nous faut chacune et chacun apprendre à identifier en nous-mêmes.
Nous rêvons : nous rêvons dune société où leffort quotidien que nous consacrerions à produire, chercher et travailler, serait récompensé par la garantie de voir prospérer tout le monde et non pas quelques pays seulement, où lexistence simposant comme un droit, laccumulation compulsive de richesse financière deviendrait vaine et sans aucune utilité.
Nous rêvons parce que cest indispensable, en face du prétendu réalisme des assassins qui nous demandent de nous montrer parfaits pour avoir droit au chapitre, et en même prétendent tromper tout le monde en changeant en apparence les choix quils nont eu de cesse dentériner pendant des années.
Pour y parvenir, nous devrons paradoxalement non pas comme on nous le suggère à tort nous obséder à lidée davoir chacun ou non une utilité sociale, ceci menant inéluctablement à un modèle inégalitaire, mais au contraire par reconnaissance au caractère sacré de la vie elle-même, accepter la relativité de cette idée dutilité sociale, accepter léventualité de notre inutilité, et nous émanciper ainsi de lidée dune valeur humaine qui serait une variable, alors quelle est une constante. Si la vie prévaut, il ne peut exister dexclusion, et ce doit être celle de tous.
Cest par le regard dautrui et par son apport, par léchange permanent que le progrès redeviendra un processus constant et insaisissable, et non par ces bloquages et ces confiscations arbitraires que sont les brevets, les droits sur la propriété des procédés, qui en réalité gèlent tout partage accru des connaissances, des informations et par conséquent des responsabilités, immobilisant lévolution des technologies et les moyens déquipement pour préserver les marchés des intérêts privés dominants et traditionnels, et ces technologies archaïques dégradant à grande vitesse un environnement dont nous sentons bien atteindre bientôt les limites de tolérance.
Nous rêvons dune société où le partage du travail soit consenti, où le droit au repos et à la réflexion soient enfin reconnus, forcément au prix dune participation plus responsable et proportionnelle de chacune et chacun aux tâches que nous avons à tort appris à déléguer à dautres, quil sagisse aussi bien des tâches pénibles ou prétendument dégradantes dont personne ne veut que de larbitrage de nos destins collectifs.
Bref nous rêvons dun monde où tous nous deviendrions conscients du gouffre effrayant de notre liberté et apprennerions à négocier nous-mêmes avec la peur que nous en avons, plutôt quà nous satisfaire de lidée fausse que nos dirigeants et les puissants de notre société contemporaine nous dominent sans notre consentement.
Philippe Masson
(*) Slogan publicitaire de Rhône-Poulenc, ancien propriétaire du Groupe AZF.
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