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Club international du Facteur 10

Déclaration de Carnoules adressée aux chefs de gouvernements et d'entreprises

Multiplier par dix le rendement de l'énergieet des ressources

En une seule génération,les nations peuvent rentabiliser dix fois plus l'énergie, les ressources et autres matières qu'elles utilisent.

De l'avis du Club du Facteur10, organisme international regroupant diverses personnalités gouvernementales et non gouvernementales, des responsables industriels, ainsi que des universitaires de premier plan travaillant à partir de l'Institut de Wuppertal, Allemagne, un tel objectif est réalisable avec les technologies actuelles et pourrait, grâce aux modifications stratégiqueset institutionnelles nécessaires, être mis à la portéedu monde économique et politique. Au cours de ce processus, nous devrions constater une amélioration régulière de la qualité de vie des collectivités, un renouvellement et un progrès des conditions de concurrence entre les entreprises, unélargissement des possibilités d'emploi et des perspectives de création de richesses qui seraient mieux équitablement réparties.

Une progression de cette ampleur de la productivité de l'énergie et des ressources affermirait les fondements d'un progrès social, économique et écologique durable. Elle offrirait aussi la possibilité de réduire l'ensemble des flux de ressources arrachées àla nature. Mais elle ne saurait être aisée. Elle exigerait de la part des organisations internationales, des gouvernements, des industrieset de la société une action sur plusieurs fronts et de nouveaux engagements audacieux, lesquels seraient encouragés et renforcés par un certain nombre de tendances.

Il est très significatifque cette transition soit déjà engagée au moment où nous entrons dans le nouveau millénaire. Durant ces dernières décennies, l'évolution économique et technologique a abouti à une réduction de la demande des quantitésd'énergie et de certaines matières nécessaires parunité de production. En outre, le lien entre la croissance et ses incidences sur l'environnement a été tranché. En fait, une nouvelle économie a commencé à voir le jour, une économie plus efficiente et potentiellement plus durable. Elle se caractérise par le fait que les gens produisent davantage de biens, d'emplois, et revenus - tout en utilisant moins d'énergie et de ressources pour chaque unité produite. Cette nouvelle économie résulte de la combinaison complexe de facteurs, notamment les nouvelles technologies, l'évolution des relations classiques entre le capital, le travail, les ressources et spécialement l'énergie. Elle est particulièrement évidente dans les économies de marché ouvertes au changement. Enfin, elle est actionnée par l'industrie mondiale qu'elle est en train de transformer.

Cette tendance est renforcée par une autre : la structure de la demande tend inexorablement vers les services. Dans les pays industrialisés, la part des coûts de fabrication dans les dépenses des entreprises a déjà diminué de 20 à 25%. Là encore, les entreprises de pointe sont en tête.

Ces tendances sont plus manifestes dans certains pays ou dans certaines industries que dans d'autres mais, malheureusement, ce qu'elles impliquent n'est pas compris par tous. Malgré les faits, par exemple, la plupart des gouvernements, des entreprises et des électeurs persistent à tenir pour acquis qu'une économie saine est une économie qui utilise de plus en plus d'énergie, de matières et de ressources pour produire davantage de biens, d'emplois et de revenus. Cette croyance est une réminiscence de l'économie de masse d'une époque révolue, une époque à laquelle la croissance se caractérisait par une augmentation régulière de la production d'énergie, par la diminution des ressources et par la dégradation de l'environnement. Bien que dépassée, cette croyance domine toujours les politiques gouvernementales en matière de finance, d'énergie, d'agriculture, de sylviculture et d'autres secteurs, ralentissant, interrompant parfois et même inversant la transition vers une économie nouvelle, efficiente et plus durable.

Cette croyance domine aussi les politiques d'environnement. Celles-ci continuent de viser l'aval plutôt que l'amont des activités économiques. Elles encouragent les solutions en bout de chaîne et le traitement ou le recyclage des ressources, plutôt que l'accroissement de la productivité avec laquelle elles sont utilisées. Il s'ensuit que les coûts de protection de l'environnement augmentent régulièrement.

La dégradation de l'environnement n'est pas due seulement à la pollution mais aussi aux procédés d'extraction des ressources. En fait, l'extraction de ressources en est la cause la plus importante, puisque toutes les matières entrant dans une économie finissent tôt ou tard sous forme d'émissions et de déchets. Aussi faut-il, pour réduire les coûts de la détérioration de l'environnement, commencer par diminuer à la fois les émissions et les flux de ressources arrachées à la nature.

L'industrie souhaite depuis longtemps ne plus avoir à assumer la charge grandissante de la protection en aval de l'environnement et certaines entreprises de pointe ont appris depuis longtemps comment le faire. Lorsqu'elles ont été confrontéesà la hausse des coûts de l'énergie, des matières et du capital dans les années 70 et 80, elles ont découvert qu'elles pouvaient inventer des produits qui utilisent des matièresplus légères et plus durables et nécessitent moins d'énergie pour leur fabrication. Elles ont aussi compris qu'elles pouvaient réviser leurs méthodes de production de façon à utiliser des équipements moins nombreux et plus souples et àrecycler et à réutiliser les sous-produits à l'intérieur de l'entreprise - tout en en retirant un bénéfice net. En fait, elles ont découvert que des dispositions prises dés le début pour augmenter la rentabilité au niveau de l'énergie, des ressources et de l'environnement, et que des investissements faits d'emblée pour concevoir des biens et des services "éco-intelligents" pouvaient être récupérés et transformés en nouvelles entreprises, en nouveaux marchés et en nouveaux centres de profit.
Des études montrent que les avantages pour l'environnement de cette "dématérialisation" de l'économie se font sentir dès le début du cycle de production. Ils sont sensibles dans la diminution des activités d'extraction et de leurs déchets, dans la réduction de l'eau utilisée et de sa pollution, et aussi dans le recul de la pollution atmosphérique, du déboisement et de l'érosion.

Malheureusement, des politiques prédominantes, qu'il s'agisse d'environnement, de fiscalitéet de ressources, continuent d'entraver le passage à cette nouvelle écononie dématérialisée et efficiente en énergie et en ressources. Cela doit changer.

L'augmentation de la consommation des riches et le doublement de la population mondiale dans les 40-50 ansà venir nécessiteraient d'augmenter d'un facteur 4 la production alimentaire, d'un facteur 6 l'utilisation de l'énergie et les revenus d'au moins un facteur 8. Si cela doit se faire sans pousser la planète au delà de certains limites vitales que nous ne commençons à comprendre que maintenant, il faut alors que les gouvernements soutiennent des politiques qui incitent l'industrie et la société à augmenter encore la productivité de l'énergie et des ressources et la dématérialisation. Ils doivent aussi lancer des politiques qui garantissent que ces gains ne sont pas perdus par un effet de boomerang. L'expérience montre qu'avec des prix stables ou en chute, des gains de rentabilité peuvent êtrefacilement annulés par des niveaux encore plus élevés de consommation.

La durabilité apparaît alors comme un élément décisif de tout modèle qui réussirait à orienter le développement dans le prochain millénaire. Elle requiert l'attribution d'une importance nouvelle à la nature et au volume des intrants nécessaires au développement, notamment l'énergie, les ressources, les matières chimiques et autres. Elle impose aussi qu'environnementet développement soient en synergie en début du cycle, au moment de la détermination des enjeux et des politiques de société, et non à la fin, après que la société et l'économie aient déjà encouru les coûts dommageables d'un développement non durable.

On a trop souvent tenté d'augmenter la prospérité à court terme sans se soucier des conséquences à long terme pour l'environnement et pour l'économie. Avec 20% de la population qui consommé 80% des ressources mondiales, cette façon de faire a déjà accentué les différences entre riches et pauvres dans les pays et entre les nations, et aggravé les difficultés que pose la gestion en coopération des risques pour notre avenir commun. La durabilité exige de maintenir un équilibre prudent entre les objectifs à long terme et à court terme et d'accorder davantage d'importance à l'autonomie, à l'équité et à la qualité de vie.
En suivant cette voie, nous pouvons continuer à jouir d'une grande qualité de vie et l'ouvrir à ceux qui vivent dans des pays en développement. Nous pouvons créer une économie beaucoup moins préjudiciable à l'écosphère, et préserver ainsi une terre qui vaille la peine d'y vivre. A cette fin :

Nous appelons les gouvernements, les industries, les organisations internationales et non gouvernementales, à adopter, en tant qu'objectif stratégique pour le prochainmillénaire, une augmentation d'un facteur 10 de la productivité de l'énergie et des ressources.

Certains gouvernements et organismes internationaux et professionnels ont déjà commencé à oeuvrer dans cette direction. Par exemple, l'Autriche et les Pays-Bas ont adopté cet objectif stratégique en 1995. En Allemagne, le Parlement national (Bundestag) consacre des enquêtes régulières aux flux de matières dans l'économie allemande, de façon à jeter les bases de décisions stratégiques ultérieures. Le Conseil des entreprises pour le développement durable et le Programme des Nations Unies pour l'environnement ont conjointement appelé à une augmentation d'un facteur 20 de l'éco-efficience. En coopération avec l'Institut du Facteur 10 récemment fondé, le Ministère de l'économie de Vienne est en train de préparer actuellement une campagne d'information à l'échelle nationale visant à aider les petites et moyennes entreprises à concevoir des produits éco-intelligents. Le Gouvernement canadien a institué un "Commissaire pour l'environnement et le développement durable" qui examinera les politiques et programmes gouvernementaux en fonction de critères de durabilité et rendra compte chaque année au Parlement. L'OCDE est en train d'envisager le Facteur 10 comme une ligne d'action possible. Aux États-Unis, le Président du Conseil sur le développement durable a manifesté un intérêt actif pour le Facteur 10 et l'éco-efficience.

Nous appelons aussi les gouvernements à transformer les politiques qui s'opposent aujourd'hui aux instruments susceptibles d'atteindre cet objectif, en facilitant plutôt qu'en freinant les efforts de l'industrie et des institutions scientifiques et technologiques. Et nous appelons l'industrie et les organisations non gouvernementales à soutenir cette évolution au plan politique.

La technologie, essentiellement mue par les forces du marché, a permis de diminuer graduellement l'énergie et les matières nécessaires à la croissance. Mais nos institutions publiques et privées sont encore très éloignées de cette perspective. Un certain nombre de changements déterminants sont indispensables.
Le plus urgent est d'harmoniser les signaux que les individus et les entreprises reçoivent du marché,et les incitations qu'ils perçoivent, avec les réalités économiques et environnementales. Dans une économie de marché,le signal le plus fort et le plus répandu est le prix.

Aujourd'hui, les prix de l'énergie et des ressources sont faussés - parfois grossièrement - par l'intervention des pouvoirs publics sur le marché. Incitations fiscales et financières, politiques de tarification et de commercialisation, politiques de taux de change et politiques Protectionnistes, toutes exercent une influence sur les quantités d'énergie et de matières nécessaires à la croissance et sur la mesure dans laquelle cette croissance enrichit ou détruit le patrimoine écologique. Le même raisonnement s'applique à certaines sortes de politiques sectorielles. Les subventions à l'énergie peuvent favoriser, et le font d'ordinaire, les combustibles fossiles et nucléaires et pénalisent la rentabilité, la biomasse et les énergies renouvelables. Les allégements fiscaux pour les exploitations forestières, les implantations et l'élevage intensif peuvent accélérer le déboisement, la disparition d'espèces, la dégradation des sols et des eaux. Les subventions aux pesticides peuvent en stimuler une utilisation excessive et menacer ainsi la santé humaine, polluer les eaux et multiplier le nombre d'espèces résistantes àces produits. Les subventions accordées à l'exploitation des ressources en eau et à leur utilisation peuvent provoquer une utilisation excessive d'eau pour l'irrigation et à des fins industrielles et municipales.

Ces subventions pèsent d'un poids considérable sur les budgets publics. Certaines études récentes les évaluent de l'ordre du trillion de dollars par an, à peu près autant que ce que les gouvernements consacraient aux armements au plus fort de la guerre froide. L'influence de ces subventions sur l'environnement et sur les ressources nécessaires à la croissance s'exerce dans la mauvaise direction. Les subventions poussent, même si ce n'est pas délibéré, à des décisions publiques et privées qui préordonnent un développement non durable. Elles sont économiquement perverses, faussent les échanges et contribuent à la destruction de l'environnement, souvent tout cela en même temps.

Assainir ces incitations perverses réduira une cause majeure de distorsion des prix qui fausse le jeu au détriment, à la fois, de l'environnement et de l'économie. Mais cela ne rendra pas les règles du jeu plus équitables. Pour ce faire, les gouvernements devront se résoudre à une vérité totale des prix. Il leur faudra appliquer des mesures visant à internaliser les coûts environnementaux des produits, des processus et des services.

Certains experts ont suggéré que les gouvernements devaient remanier graduellement la façon dont ils se procurent des recettes. A l'évidence, nous taxons ce qu'il ne faut pas. Nous devons réduire progressivement les impôts sur le revenu, l'épargne et l'investissement créateur d'emplois et augmenter graduellement de façon correspondante les prélèvements sur l'énergie, l'extraction et l'utilisation de ressources, sur la pollution et sur les produits ayant une forte incidence sur l'environnement. La transition pourrait être lente, neutre pour les revenus et conçuede façon à éviter toute pénalisation supplémentaire des couches les plus démunies de la collectivité. Elle pourrait avoir des effets écologiquement positifs sur les modes de consommation et sur la structure des coûts de l'industrie, sans rien ajouter à l'ensemble du fardeau fiscal.
Ces réformes devraient permettre aux gouvernements de maîtriser les forces du marché pour contribuer à une transition plus rapide vers une économie nouvelle, rationnelle du point de vue de l'énergie et des ressources. Elles devraient aussi limiter le recours à une réglementation contraignante à l'appui d'une protection en aval de l'environnement. Et elles réduiraient considérablement les contraintes pesant sur les budgets publics.
Oeuvrant avec l'industrie, les gouvernements pourraient être plus créatifs en instaurant des marchés qui n'existent pas pour l'instant. Grâce à des permis d'émissions négociables et autres dispositifs, les échanges pourraient être orientés de façon à contribuer à la réduction des émissions de carbone et de gaz à effet de serre dans l'atmosphère et à réaliser d'autres objectifs d'environnement cohérents avec les choix politiques.

Nous invitons également les gouvernements à mettre au point et à adopter de nouveaux moyens de mesure de richesse et de nouveaux indicateurs de développement durable. Et nous appelons là encore l'industrie et les organisations non gouvernementales à soutenir ces réformes au plan politique.

Bien que le principe de développement durable ait été largement adopté, les progrès dans ce sens ont été entravés par le manque d'une définition pratique; surtout pour la notion essentielle d'utilisation de ressource. Pour stimuler la transition vers un développement durable, il est, à notre avis, nécessaire d'avoir de solides indicateurs d'orientation. Les indicateurs actuels de qualité de l'environnement attirent l'attention sur la fin du cycle de mise au point, sur les effets d'un développement non durable sur l'environnement et sur les politiques et technologies rajoutées visant à atténuer ces effets. Des indicateurs de développement durable doivent attirer l'attention sur le début du cycle de mise au point, sur l'énergie, les ressources, les substances chimiques et autres intrants nécessaires au développement, et sur les politiques susceptibles de les influencer. Un accord international sur de tels indicateurs est indispensable.

Il faut, en outre, que l'on s'entende au niveau international sur quelques mesures simples pour l'évaluation de l'intensité écologique des flux de matières. Deux mesures à cet effet ont été mises au point par l'Institut de Wuppertal: la quantité de matières par unité de service (Material Input Per unit Ser- vice: MIPS) et le coût parunité de service (Cost Per unit Service COPS).

Nous appelons aussi les responsables industriels à encourager à ces modifications sur le plan politique et à soutenir des modifications correspondantes dans leurs propres entreprises.

Les entreprises ont normalement intérêt à ce que les conditions économiques et politiques soient stables et les marchés prévisibles. Quand on le considère sous l'angle du développement durable, l'environnement cesse d'être uniquement un prix à payer pour la poursuite des activités mais il devient une puissante source d'avantage compétitif. L'entreprise qui assimile cette notion peut rapidement en tirer des avantages - procédés plus rentables, amélioration de productivité, coûts moindres de mise en conforrnité et nouvelles ouvertures stratégiques sur le marché.

Cela nécessite un engagement de la part des niveaux les plus élevés de l'entreprise. Les plus hauts responsables, à commencer par le directeur général, doivent adopter la durabilité comme critère fondamental de tout développement et comme principe opérationnel essentiel dans la planification des activités et la prise de décisions relatives aux investissements, aux produits, aux processus et aux stratégies de commercialisation.

Les responsables d'entreprises doivent, en outre, procéder à des modifications complémentaires dans leurs systèmes de rapport d'exercice de façon à intégrer la notion de développement durable. Cela suppose l'adoption de nouvelles dispositions mettant les cadres, les investisseurs, les actionnaires et les autres participants en mesure d'établir si l'entreprise consomme davantage ou moins d'énergie, de ressources naturelles, de substances chimiques dangereuses et autres intrants par unité de produit; si elle fabrique davantage ou moins de déchets et d'émissions, et si elle accroît ou réduit son utilisation nette de patrimoine naturel.

Nous ne suggérons pas que toutes les réponses sont connues. Il y a des problèmes à affronter. Les limites à la concurrence internationale ouverte en sont un exemple. Le rôle de l'industrie dans les questions sociales et politiques en est un autre. Peut-être devons-nous ressusciter la notion d'un contrat social à long terme pour les entreprises industrielles ? Quels nouveaux accords internationaux ou dispositifs organisationnels faut-il pour égaliser les règles du jeu ?

En dépit de ces incertitudes, nous restons convaincus que si le processus de dématérialisation ne commence pas, tant le tissu social de nos sociétés, que l'écosystème mondial vont courir à court terme de sérieux risques. En outre, en commençant maintenant, nous avons la possibilité de réussir lentement une transition grâce à une évolution au lieu d'avoir à changer brusquement à cause d'une révolution.

La déclaration de Carnoules, faisant conclusion d'un colloque réuni à l'initiative de l'Institut de Wuperthal ( organisme créé dans le cadre du plan marshall pour maîtriser les dynamiques européennes de développement économique ) date de 1997.

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